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Les Marocains incapables de vivre sans leur bonne

On les appelle «bonnes», «femmes de ménage » par euphémisme, mais la réalité est la même : ce sont des employées de maison à qui l’on confie des tâchesménagères, nombreuses, souvent ingrates, et qui ne sont définies par aucune espèce de contrat. Elles font tout : lavage de la vaisselle et du linge, nettoyage du parterre, repassage, garde des enfants, préparation des repas…A certaines, on confie aussi le lavage de la voiture de monsieur et de madame, les courses et l’accompagnement des enfants des «maîtres» à l’école.

Le métier n’est encore réglementé par aucune loi,mais il s’impose sur lemarché du travail, dans une société où la femme au foyer qui s’occupait naguère de toutes ces tâches ménagères se fait plus rare.A écouter les témoignages recueillis, recourir aux services d’une bonne n’est pas un luxe mais est entré dans les habitudes de dizaines de milliers de couples marocains. Notamment les couples qui ont des enfants en bas âge et dont les deux conjoints travaillent à l’extérieur.

Bassima est mariée depuis douze ans et travaille comme responsable administrative et financière dans une entreprise de la place. Elle a commencé à recourir aux services d’une bonne le jour où s’est achevé son premier congé de maternité. Il lui fallait alors quelqu’un qui s’occuperait du bébé en son absence (le congé dematernité n’était alors que de douze semaines auMaroc). En l’espace de douze ans, ce fut un véritable ballet et les femmes de ménage se sont succédé chez elle.La première fut engagée en 1995, se souvient- elle : une jeune fille de 22 ans. Bassima en garde un bon souvenir : studieuse, discrète, travailleuse.Salaire : 800 DH. Pourquoi les femmes de ménage ne restent-elles pas longtemps chez elle? «Les unes étaient incompétentes, d’autres nous ont volés.Un jour,de retour à la maison, j’ai trouvé l’une d’elles nue dans les bras d’un homme, dans ma propre chambre à coucher.»

Les deux enfants de Bassima ont aujourd’hui quinze et dix ans, mais la maison ne peut fonctionner sans femme de ménage. Elle est très satisfaite de celle qu’elle a actuellement, une jeune femme de 26 ans.Mais jusqu’à quand restera-t-elle chez elle ? Elle est compétente, reconnaît-elle, et bonne cuisinière.Elle lui donne 1 500 DH par mois, «sans compter les à-côtés». Geste humanitaire louable mais non désintéressé, elle lui a payé des cours d’alphabétisation dans une école privée pendant quatre ans. «Maintenant elle sait lire et écrire, elle parle couramment le français et elle se branche même sur internet pour se trouver un copain.»

Est-elle favorable à un statut pour les employées demaison ? «Oui,mais il faut les éduquer d’abord. On a beau être gentil, respectueux, généreux avec une bonne, elle peut à n’importe quel moment vous lâcher, partir sans prévenir,oumaltraiter les enfants.Elles sont en plus souvent jalouses de la maîtresse de maison et capables de se venger sur les enfants.»

C’est souvent le père qui empoche le salaire
Jalouses, oui, beaucoup de maîtresses de maison l’affirment. C’est humain, commente le sociologue Chakib Guessous, auteur de l’ouvrage Le travail des enfants, l’exploitation de l’innocence. Ces femmes de ménage sont pauvres et analphabètes, elles «souhaitent en leur for intérieur être à la place de la maîtresse de maison. Il y a une croyance ancrée dans cette catégorie de la population : un ménage aisé financièrement aura forcément acquis sa richesse par le vol.»

La jalousie est d’ailleurs souvent source de conflits plutôt avec la maîtresse de maison.
Normal, explique Aïcha Ech Chenna, présidente de Solidarité féminine : «La bonne espère toujours avoir le même statut que la maîtresse de maison. A force de regarder des films égyptiens ou mexicains, elle se met à rêver.» Si certaines femmes deménage rêvent du statut demaîtresse demaison, le maître de maison, lui, tente parfois de les entraîner dans son lit.Ainsi, l’association Solidarité féminine reçoit quelques-unes de ces bonnes, une fois qu’elles sont enceintes.

Ils ne s’imaginent même pas vivre sans bonne
Les relations entre les couples «modernes» et leurs bonnes sont diverses mais toutes mettent en évidence cette réalité : impossible de se passer de femme de ménage. Adil est directeur d’entreprise, sa femme est banquière. En dix ans de mariage, ils en ont vu défiler une quinzaine à la maison. Le couple n’imagine pas un instant vivre sans aide ménagère. A cause des deux enfants, six ans et un an et demi,mais aussi à cause du travail ménager. Aucun des deux conjoints n’imagine, après une journée de travail à l’extérieur, se mettre à la cuisine ou à la vaisselle une fois de retour, parfois tard, à la maison. La femme de ménage qui travaille actuellement pour le couple est âgée de dixhuit ans et touche un salaire de 1 000DHparmois.Enfin, c’est son père qui empoche l’argent, se contentant de glisser «généreusement» 150DH à sa fille.Le père ne veut à aucun prix que sa fille travaille en usine, il préfère la voir employée dans une famille, à l’abri, selon lui, de la débauche. Il pense l’empêcher ainsi de devenir autonome et de revendiquer un jour d’encaisser elle-même ses émoluments. «Nous dépendons complètement de cette fille et je n’imagine pas comment nous ferions sans elle.Même la préparation des repas, c’est elle qui s’en occupe. Ma femme lui a appris et elle fait de sonmieux.» Le grand problème, ajoute ce chef d’entreprise, c’est qu’en l’absence d’une relation contractuelle, ni l’employeur ni l’employée ne sont protégés. La bonne peut partir à tout moment sans préavis, et le maître de maison peut, s’il est sans scrupule, exploiter ses services en échange d’un salaire dérisoire.

L’autre grand problème est que, s’il y a inflation de bonnes sur le marché, peu d’entre elles sont réellement compétentes, et «elles doivent tout apprendre sur le tas», remarque Aïcha Ech-Chenna. «Il est temps de réglementer le métier. Employée de maison, c’est un métier comme un autre,martèle- t-elle, mais il faudra auparavant structurer le secteur,et former ces femmes qui débarquent de la campagne.» Fatiha, universitaire, en sait aussi quelque chose.En dix ans demariage, elle a engagé une vingtaine de bonnes.Avec deux enfants de six et douze ans, impossible de s’en passer, dit-elle. Elle est passée par les samsara, ces nouveaux «marchands d’esclaves » qui abusent du désarroi des couples à la recherche désespérée de bonnes.Lemari de Fatiha s’est rendu à plusieurs reprises le week-end à Souk Sebt, à Kalaât Sraghna, flanqué d’un samsar, à la recherche d’une bonne dans les douars. «Lorsqu’une bonne s’en va, il faut absolument lui trouver très vite une remplaçante, explique lemari de Fatiha.Nous n’imaginons pas nous retrouver un lundi matin sans bonne à la maison pour garder le petit.Autrement, l’un de nous devra sacrifier son travail et rester à la maison pour le faire.»

En fait, la société marocaine, explique le sociologue Chakib Guessous, a connu une évolution urbanistique très rapide. En un laps de temps très court, les femmes se sont trouvées propulsées dans lemonde du travail sans que la collectivité y soit préparée au plan logistique.Et le gros problème de la garde des enfants en bas âge s’est trouvé posé, en raison d’un manque dramatique de crèches. Une femme de ménage, explique-t-il, est nécessaire, selon lui, pour une autre raison : «Les femmesmarocaines qui travaillent, conservent,de façon générale,les habitudes qu’elles avaient quand elles étaient femmes au foyer : une maison avec un salon traditionnel pour les invités, et trois repas chauds dans la journée.Or,à l’heure actuelle, une femme qui travaille ne peut être au four et au moulin. Avec l’ arrivée du premier bébé, le problème de la bonne se pose.» C’est un fait, les couples actuels ont beau afficher des signes demodernité, leurmode de vie laisse une place.

Jaouad Mdidech
Source: La Vie Eco

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