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Années de plomb. Les infortunes du “club des ex”

Ils ont été indemnisés pour avoir connu l'enfer de Tazmamart, Derb Moulay Chérif, Kelaât Mgouna… Aujourd'hui, les ex-détenus politiques affrontent un enfer plus doux : celui de la vie quotidienne… et des affaires qui ne marchent pas.

En empochant leur chèque d'indemnisation, d'un montant plus ou moins coquet (entre 150 000 et 3 millions de dirhams), la majorité des anciens détenus politiques a eu, comme premier réflexe, d'éponger les dettes accumulées au fil des années de privation et d'investir dans l'immobilier, histoire de “s'assurer un toit au-dessus de la tête”. La
plupart en ont profité pour refaire leur vie ou changer de “métier”, avec plus ou moins de bonheur. À quelques rares exceptions, ceux qui se sont convertis en hommes d'affaires ont vu leurs tentatives se solder par des échecs. Parce que leur mise de départ, correspondant au montant de leur indemnisation, était insuffisante ? Ou est-ce parce que ces hommes restent, pour reprendre l'expression de l'un d'entre eux, des “dépaysés chroniques” ? Certainement un peu des deux. TelQuel zoome sur les cas les plus emblématiques.

Abdellah Aâgaou. Éleveur prospère
Sur la longue liste de victimes des années de plomb, Abdellah Aâgaou, 59 ans, fait figure de cas isolé. Il est en effet l'un des rares à avoir su faire fructifier son indemnisation. Cet officier de l'armée de l'air, qui purgea 19 longues années dans le bagne de Tazmamart, s'est pourtant un peu emmêlé les pinceaux une fois son chèque de 2,6 millions de dirhams entre les mains. Son choix initial, avec onze de ses anciens compagnons de Tazmamart, a été de créer une manufacture de produits en fer forgé dans la région de Salé. “On nous avait assuré que, non seulement c'était une affaire facile à réaliser, mais aussi que les touristes raffolaient de ces produits. Nous nous sommes alors lancé sans nous poser trop de questions”. Malheureusement pour les douze associés, les choses ne sont pas aussi simples. Les deux premiers mois, les carnets de commandes restent désespérément vides. Comble de malchance - serait ce la malédiction de Tazmamart ? -, des voleurs s'introduisent dans l'usine, une première puis une seconde fois, emportant avec eux l'intégralité des équipements ! Une bonne partie de l'investissement part ainsi en fumée. Les douze accusent le coup et décident, un peu forcés, il faut le dire, de mettre fin à l'aventure. Abdellah Aâgaou ne se laisse pas pour autant abattre. Pour sa deuxième tentative, il opte pour un retour aux sources : l'élevage. Il achète dans son village natal de Sidi Bettach, dans la région de Benslimane, un lopin de terre de deux hectares et demi et y construit des étables. “Je suis un fils de la campagne, un pur blédard, il était tout à fait normal que je retourne à la campagne pour me lancer, finalement, dans ce que je connaissais le mieux”. Et ça marche ! “C'est beaucoup moins compliqué que de monter une affaire en ville, il n'y a ni administration, ni corruption. Il suffit d'engraisser les agneaux, les conduire aux souks et les vendre sans passer par un quelconque intermédiaire”. Abdellah est même le fournisseur attitré d'un bon nombre de ses camarades et amis, qu'il livre lui-même lors de l’Aïd Al Adha. Malgré cette réussite, Abdellah Aâgaou ne se dit pas pour autant satisfait. “Pourquoi avoir attendu 2002 pour nous indemniser ? On aurait pu en profiter pleinement et rattraper le temps perdu, s'ils l'avaient fait dès notre libération en 1991”.

Amine Mechbal et Abdelaziz Tribak. Libraires d'un jour
Le moins que l'on puisse dire, c'est que les destins de ces deux Tétouanais sont étroitement liés. Ils ont quasiment tout vécu ensemble : l'adolescence, l'université, le militantisme au sein du mouvement marxiste-léniniste Ilal Amam, 11 années de détention (condamnés à 20 et 30 ans, ils sont graciés en 1987), la fonction publique au sein de la Wilaya de Tétouan, sans oublier une expérience dans la presse, puisqu'ils dirigeront durant une dizaine d'années un journal local. Et lorsqu'en 2002, ils touchent leurs indemnisations (la modique somme de 250 000 DH), ils sont bien décidés à poursuivre leur aventure commune. “Cette indemnisation est plus symbolique qu'autre chose. Elle ne nous permet même pas d'acheter un logement. Nous nous sommes alors tournés vers un vieux projet que nous traînions depuis des années, l'ouverture d'une librairie-papeterie”, raconte Amine Mechbal. Les deux apprentis investisseurs engagent alors un gérant et font plus de la supervision qu'autre chose. “Cela a duré en tout et pour tout deux mois. Nous manquions incontestablement d'expérience et d'argent. Le manque d'intérêt pour le livre dans la région et la concurrence du commerce informel sur le marché de la papeterie ont fini par nous achever. Mais nous ne regrettons rien”, poursuit Mechbal.

Aujourd'hui le local de l'éphémère librairie est à vendre. Mais pas question pour les deux compères de baisser les bras. La cinquantaine bien sonnée, ils caressent un nouveau rêve : créer un titre de presse. Bon courage !

Driss Chberrek. Monsieur labo
Condamné à trois ans de prison suite au coup d'Etat de Skhirat, le sous-lieutenant Chberrek, lui aussi ancien de Tazmamart, a obtenu, en 2000, un chèque de 2,95 millions de dirhams. Sa première priorité alors est d'avoir, comme il le dit lui-même, “un toit au-dessus de la tête”. Il acquiert un terrain dans un nouveau lotissement à Sidi Slimane et se lance dans la construction de sa maison. Premiers regrets : “Je n'y connaissais rien, j'ai très mal choisi l'emplacement. Je voulais que mon rez-de-chaussée serve de local commercial, mais notre rue n'était finalement pas achalandée”. Conscient que son argent lui glisse quotidiennement entre les mains (avec une famille à charge et d'importants frais médicaux dus à un état de santé précaire), celui que l'on appelle Ba Driss veut faire des placements judicieux. Il se tourne cette fois ci vers Kénitra, où il acquiert un petit fonds de commerce qu'il transforme, avec l'aide de deux associés, en laboratoire photo. Au début, il fait la navette et tient lui-même la caisse. Mais ses problèmes de santé le contraignent rapidement à rester chez lui. “Vu que je n'étais plus sur place, mes associés se servaient comme ils le voulaient. Au bout d'un an, j'ai dû fermer boutique et brader le matériel. Quant au local, je l'ai mis en vente, vu que je suis à court de ressources”. Ba Driss se tourne alors vers l'agriculture. Il loue trois hectares appartenant à la commune, qu'il gère avec l'aide de la famille et un agriculteur avec qui il partage les recettes des récoltes. Malgré ses déboires financiers, Ba Driss - qui cherche un éditeur pour le livre témoignage qu'il vient de finir-, s'estime quand même chanceux. “J'ai au moins une maison où j'habite avec ma femme et mon enfant ainsi qu'une voiture. Choses que beaucoup de mes camarades n'ont pas”.

Abdennacer Banouhachem. Journaliste, après tout
“A mon arrestation, je n'avais que 20 ans”. Abdennacer, le cadet des détenus politiques, est si jeune que le groupe de quatre personnes arrêtées en même temps que lui se fait baptiser, le plus naturellement du monde, le groupe Banouhachem. Les cinq jeunes connaissent l'enfer des prisons du sud-est (Skoura, Kelaât Mgouna et Agdz). Libérés en 1984, ce n'est qu'en 2002, 18 ans après, qu'ils perçoivent leurs indemnités : entre 700 000 et 1 million de dirhams chacun. “Personne ne s'est lancé dans les affaires. Nous nous sommes contentés de rembourser nos dettes et d'acheter des logements”. Abdennacer, qui a repris ses études depuis sa libération, a été plus loin, pour devenir journaliste (2M et l'agence de presse espagnole EFE). Il est aujourd'hui membre permanent de la HACA, instance d'arbitrage de l'audiovisuel. Mohamed Nadrani, le plus connu des anciens du groupe Banouhachem, de deux ans l'aîné de Abdennacer, s'est frayé, quant à lui, un chemin… dans le monde de la BD.

Ahmed Merzouki. Écrivain et agriculteur
Le plus célèbre des ex-détenus de Tazmamart (“Cellule 10”, c'est lui), n'a pas de chance avec l'argent. L'ensemble des expériences dans les affaires qu'il a tentées, depuis son indemnisation en 2000 (2,65 millions de dirhams) se sont soldées par des échecs. Après s'être assuré un toit pour sa famille, en achetant un appartement à Rabat, Merzouki est de la partie lorsque certains de ses camarades de Tazmamart se lancent dans leur fameuse (et fumeuse) affaire de fer forgé, avec l'insuccès que l'on sait. “Avec du recul, je pense que c'était prévisible. Nous étions comme des extraterrestres débarquant sur une nouvelle planète”. Tout en essayant d'aider à droite et à gauche ses proches, il se tourne lui aussi vers l'agriculture, fort de quelques connaissances dans le domaine grâce à une formation d'une année dans une école d'horticulture. Il rachète un terrain à Ghafsaï, près de Taounate, y construit des étables, achète du bétail et confie le tout à un gérant. Lui, il doit rester à Rabat avec ses trois enfants. Et c'est là que les choses se compliquent. “Le gérant s'est bien servi avant de vendre tout le bétail pour disparaître dans la nature. J'ai réitéré l'expérience avec de nouveaux gérants à trois reprises, mais cela n'a rien donné. Il fallait que je sois sur place”. Du coup, Merzouki, 59 ans, finit par quitter son appartement pour s'installer dans un autre plus petit à Salé. Dernier fait en date, son fils, qui devait subir une opération chirurgicale délicate, n'a pu le faire que grâce à une prise en charge in extremis du Palais. “Les gens croient que nous baignons dans le luxe, mais ils se trompent. La plupart d'entre nous vivent aujourd'hui dans une situation précaire”.

Abderahmane Sedki. Un dépaysé chronique
“Figurez-vous que cela fait déjà deux ans que je n'ai plus un sou de cette soi-disant indemnisation”. Depuis qu'il a empoché un chèque d'un peu moins de 2 millions de dirhams, ce lieutenant de l'armée de terre de 56 ans, rescapé de Tazmamart, a fait essentiellement des placements dans l'immobilier. Il achète avant tout un terrain de 1000 mètres carrés à Bouskoura, où il s'installe avec sa petite famille. “On m'a bien eu. Le vendeur m'avait assuré que le terrain était constructible, alors qu'il ne l'était pas. J'ai dû batailler dur pour obtenir les autorisations nécessaires”. En plus d'un pèlerinage à la Mecque, qui lui tenait à cœur, et d'une voiture neuve, il achète un appartement à Casablanca pour le louer. “Mais là encore, je me suis fait escroquer à plusieurs reprises par des locataires qui finissaient par déménager sans régler leurs loyers”. Sedki s'est lancé aussi, sans plus de succès, dans la promotion immobilière. “Que voulez-vous ? Je manquais d'expérience. Je suis même devenu, par la force des choses, en dépaysement chronique”.

Indemnisations. Des chèques à montants variables
En avril 1999, le Conseil consultatif des droits de l'homme (CCDH) propose à Hassan II la création d'une institution chargée d'indemniser les victimes des années de plomb. Après le décès du monarque, survenu quelques mois plus tard, la proposition tombe sur le bureau de son successeur, Mohammed VI. À peine intronisé, il annonce ainsi la création de la Commission d'arbitrage du CCDH, dans un discours mémorable où il reconnaît également la responsabilité de l'Etat dans les actes de violation des droits de l'homme. Au final, ils sont 3700, sur un peu moins de 6000 demandeurs, à bénéficier entre 1999 et 2003 d'indemnisations d'un montant global d'un milliard de dirhams. Les rescapés du tristement célèbre bagne de Tazmamart sont ceux qui ont reçu les plus “gros” chèques, d'un montant variant entre 2 et 3 millions de dirhams. Le groupe Banouhachem recevra des indemnisations comprises entre 700 000 et 1 million de dirhams. Quant aux autres, soit la grande majorité, ils ont reçu des indemnisations inférieures à 250 000 DH. Dans le même registre, une deuxième vague de victimes des années de plomb devrait bientôt recevoir des compensations. On parle d'une enveloppe globale de 750 millions de dirhams, répartie entre 9280 personnes, qui recevront entre 15 000 et 1,4 million de dirhams.

Mehdi Sekkouri Alaoui
Source: TelQuel

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