Le département de la Somme (80) célèbre, cette année 2006, le 90e anniversaire de la « Bataille de la Somme » qui a vu s’affronter, en quelques mois, du 1er juillet à novembre 1916, plus de trois millions de combattants originaires de vingt pays. Un million de morts.
J’ai pu visiter les différents lieux de mémoire qui jalonnent le parcours de cette bataille (musés, cimetières, mémorial et nécropoles) et l’occasion m’a été donnée de rencontrer des Sud-africains, des Ecossais, des Allemands et des Anglais venus honorer leurs morts et entretenir un sentiment que résume ce bout de phrase qui résonne comme un serment indélébile : "Nous n'oublierons jamais".
La présence en ces lieux éveille chez le visiteur, quelles que soient son origine et ses convictions, une multitude d’interrogations sur la bêtise humaine, sur la folie des hommes et les ravages de toutes ces guerres faites au nom d’une prétendue supériorité culturelle ou raciale. Elle suscite aussi des interrogations, moins métaphysiques ou philosophiques, en rapport avec la réalité d’aujourd’hui.
En ces lieux de mémoire où tout est silence et recueillement, j’ai cru personnellement ressentir un mélange de fierté et de dépit : fierté de voir ces milliers de soldats de toutes cultures, de toutes origines et confessions unis sous le même drapeau pour défendre la liberté; dépit de constater à quel point leur souvenir est loin d’occuper toute la place qu’il mérite dans la mémoire collective.
En effet : qui se soucie aujourd’hui d’entretenir la mémoire et le souvenir de ces milliers de fantassins, chasseurs, zouaves, cuirassiers, tirailleurs coloniaux, sénégalais et marocains, venus défendre l’honneur et la liberté de la France ?
Mises à part ces stèles de marbre gris où sont gravés des noms africains et maghrébins, que reste t-il dans la mémoire collective de ces soldats soudés sur les champs de bataille et unis dans la mort sur le sol français ?
En ces lieux de mémoire où la fraternité, la solidarité et la bravoure de milliers de combattants, d’origine multiple et diverse, s’étalent dans toute leurs simplicité et sincérité, les discours xénophobes et électoralistes, les législations discriminantes, humiliantes et discriminatoires dont font l’objet aujourd’hui les descendants directs des tirailleurs africains apparaissent lointains et dérisoires.
Devant ces stèles de marbre gris qui portent à jamais gravés les noms de milliers d’immigrés morts pour la France et dont "le courage, le sacrifice suprême et le dévouement à la liberté" sont cités en exemple, les images et les représentations audiovisuelles réductrices et volontairement exagérées des jeunes issus de l'immigration dont la télévision française nous a abreuvés ces derniers temps, deviennent ridicules et sans objet.
Mais loin de ces lieux de mémoire, tout est différent. Ce sont d’autres considérations, d’autres réalités et interrogations d’un autre niveau qui prévalent.
Les immigrés, c’est l’éventail que l’extrême droite brandit pour semer l’inquiétude, la haine et le trouble dans les cœurs et les esprits. C’est la « figure » inquiétante et hostile que les médias mettent en scène pour réaliser de l’audimat. Leur présence même sur ce sol que leurs ancêtres ont abreuvé de leur sang est considérée comme une menace pour la cohésion de la société toute entière.
Quel destin que celui de ces milliers d’immigrés descendants de tirailleurs africains morts pour l’honneur de la France ? Quelle trajectoire que celle de ces fils d’ouvriers des chaînes de montage des usines automobiles ou des mines du charbon du Nord, relégués et cantonnés aujourd’hui dans les secondes zones (ZEP, HLM, emploi, listes électorales) ?
Quel parcours que celui de ces générations successives d’immigrés acteurs de cette longue et inexorable évolution qui les a conduit «des premières lignes » des champs de batailles les plus meurtriers de France et d’Europe (depuis au moins 1914), aux bidonvilles et quartiers les plus défavorisés des grandes villes françaises, objet de discriminations et de rejet…
Comble du paradoxe, boucs émissaires, accusés de tous les maux de la société, ces même immigrés se trouvent aujourd’hui, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2007, au centre d’un enjeu politique majeur. La France compte, en effet, plus de 2 millions d’immigrés (sur 5) qui disposent d’un droit de vote incontestable. Et c’est ce fabuleux réservoir de voix qui attise toutes les convoitises et suscite cette compétition effrénée que mènent la gauche et la droite pour le contrôle de ce "grand marché" de voix beurs.
Mais, le plus surprenant de tout, c’est de voir cette course aux « voix beurs » se prolonger jusqu’au sein même de nos institutions cultuelles. Le CFCM censé s’occuper d’abord des affaires de l’Islam et des musulmans en toute indépendance, n’a pas échappé à la tentation. Empêtré dans ses conflits internes à répétition, et ses problèmes « métaphysiques », ce Conseil Français du Culte Musulman s’est illustré (le 17 septembre), une fois de plus, non pas par des propositions concrètes et pertinentes concernant des questions liées à l’exercice du culte musulman, mais par des divisions et de l’anathème.
Cette phrase émouvante et explicite que j’ai relevée lors de ma visite aux différents lieux de mémoire de la bataille de la Somme qui dit : "Nous n'oublierons jamais", me revient ici à l’esprit et m’interpelle.
Cette élection de 2007 n’est-elle pas l’occasion pour ces milliers d’immigrés de raviver leurs souvenirs, de souder leurs rangs et de rappeler aux principaux candidats déclarés ou potentiels, à la fois l’apport et le sacrifice des ces milliers de combattants africains et maghrébins morts pour que la France vive dans la liberté et l’honneur et l’apport économique et culturel des 5 millions d’immigrés qui vivent, cotisent et participent à la prospérité de ce même pays ?
Cette élection n’est-elle pas le moment le plus propice pour les jeunes générations d’immigrés d’interroger les politiques de touts bords sur leurs programmes et leur rappeler leurs promesses (non tenues) ?