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Une Tunisienne à Fès

Le chauffeur de taxi est marocain, je prends l'avion pour Fès, ça tombe bien. Juste avant d'arriver à Orly, il me conseille de visiter les riads de son pays natal, les « plus beaux du monde. »

À moi, la Tunisienne chauvine qui en pince d'abord pour nos demeures de la médina de Tunis et des palais de Sidi Bou Saïd ! Je réponds : « Vos riads sont peut-être superbes, mais la plupart appartiennent à des étrangers. Trouvez-vous bien de vendre son pays, une aile après l'autre, comme un vulgaire poulet ! » Il ne m'a pas débarquée. Mieux, il est resté poli, - un trait répandu chez les Marocains. « Excusez-moi, Lella. Je préfère que les roumis achètent nos riads. Eux, au moins, les réhabilitent et les entretiennent. Ils respectent l'environnement et paient bien leurs employés marocains. Un de nos ministres, lui, érigerait des barrières, exploiterait son personnel et créerait zéro emploi. »

Dans l'avion, de belles toilettes, des bagages de marque et des consignes de sécurité en arabe littéraire. Beaucoup de juifs marocains, calottes ostensibles, très décontractés. C'est sûr, ils sont au Maroc chez eux plus qu'ailleurs. Cette citoyenneté plus affirmée que dans le reste du monde musulman ne cesse de m'étonner. À Fès, douaniers et douanières - parité affichée - m'accueillent sans courbettes ni bakchichs. Questionnaires et salamalecs sont apparemment tombés en désuétude. Une prestation touristique de qualité, différente du « tourisme de masse » à la tunisienne. Absent aussi, le « nif algérien », cette fierté déplacée qui ignore la notion de service. Sérieux et travailleurs, les sujets de Mohammed VI appliquent de strictes consignes pour l'accueil et la sécurité du client-roi étranger.

Cette mécanique bien rodée qui attire le visiteur occidental me pousse dans la médina de Fès, en même temps que les ânes. Je me perds dans les méandres de rues étroites qui sentent la bouse et le clou de girofle. Je visite les fameux riads avec leurs chambres fermées à la lumière du monde. La musulmane que je suis ne s'y sent pas très bien à cause du souvenir de mes grands-mères enfermées dans cette sorte de prison à vie, pendant que ces messieurs partaient pour La Mecque, parfois pour des années. J'apprends la différence entre dar et riad. Ces derniers disposent de jardins où les dames pouvaient voir une portion du ciel. La médina de Fès, une des plus grandes du monde arabe, possède quelque 1 100 demeures en ruine, dont 200 rachetées par des Fassis ou des étrangers pour en faire leur résidence privée ou des maisons d'hôte. Une formule si à la mode que les spéculateurs de Marrakech sont sur le coup : six riads se vendraient dans la vieille ville chaque semaine. Si je raconte à mon chauffeur de taxi ce qu'est devenu le palais de ses ancêtres... Un bijou ! 100 euros la nuit : le meilleur rapport qualité/prix bien qu'un peu froid par son aspect musée et l'accueil.

À al-Qaraouiyine, c'est la prière du vendredi et les fidèles emplissent la cour et les allées. Je n'ose y entrer. Le restaurant qu'on m'a conseillé sent le piège à touristes (j'y tombe, tout arabe que je suis) avec pour appât la « cuisine familiale » de maman... Ce Dar al-Menara ne laissera comme souvenirs que les nappes et fleurs en plastique, à défaut de saveurs authentiques.

Extérieur Fès. Du haut de l'hôtel des Mérinides, je regarde la cité ancienne recroquevillée sur son passé, enserrée dans ses murs jaunes, au milieu d'une cuvette, sous un ciel de poussière, chergui et gaz d'échappement mêlés. J'attends l'heure du crépuscule, celle de la prière au Maghreb : le moment d'un gigantesque concert de voix de muezzins qui montent des quatre cents minarets de la médina. On raconte qu'à un chef d'État français qui ne pouvait arriver à temps et demandait qu'on retarde ce moment magique, Moulay Ahmed Alaoui, ministre et proche de Hassan II, aurait répondu : « Impossible. Ça fait quatorze siècles que la prière se déroule à la même heure. Ce n'est pas aujourd'hui que nous la changerons » !

On me décrit les Fassis comme des gens blancs de peau qui ne prononcent pas le « q », à la manière des Égyptiens. Délicats, raffinés... Une race à part, des jaloux de la réputation de leur ville, sainte et savante. De fait, j'en ai peu rencontré à Fès, sauf en touristes. Ils ont fui la médina pour la ville nouvelle ou Casablanca. Fès n'a gardé des Fassis que les pensées qu'ils lui envoient de loin ou leurs lamentations contre l'exode rural des aroubi - bédouins et incultes - qui font de leur cité une ruine. En Tunisie, c'est la même chose avec les baldiyya, Tunisois pure souche qui se réclament des Ottomans. Lorsqu'ils parlent de la médina, désertée elle aussi, ils accusent de saccage les barraniyya, ces provinciaux qui les raillent à leur tour, par un jeu de mots sur un yaourt local, le Beldi : « Il ne reste des baldiyya que le Beldi » !

La ville change en ces jours de Festival des musiques sacrées (voir J.A.I. n° 2322). Le commerce est boosté, les hôtels pleins. Mais les prestations hôtelières hors de prix sont inaccessibles au Marocain moyen. En l'absence d'un « tourisme citoyen » se développe un « Maroc des étrangers ». Seuls ces derniers peuvent consommer à loisir et laisser un pourboire de 100 dirhams (10 euros), soit une semaine de travail d'un fonctionnaire local. Dans certains restaurants, le déjeuner coûte 30 à 40 euros, une fortune ! À part la cuisine variée et abondante (au Maroc on ne mange pas, on festoie !), le seul luxe consiste à se faire servir par des employés professeurs de physique ou licenciés en lettres pour certains... Le chômage des diplômés est la plaie du Maroc. Leur seul rêve : partir, traverser la mer. Ironique, un jeune animateur me dit : « Ce sera possible à deux conditions : que la mer gèle ou que les Européens partent sur d'autres planètes pour me faire de la place. »

Le Maroc, une société de femmes dont je suis curieuse. Je fais la connaissance de deux jeunes Fassies fraîchement divorcées. Nombre de Marocaines se voient en héroïnes de roman. Pas tragiques - la tragédie est un destin -, mais malheureuses : c'est une vocation. Je peine à trouver des Marocains cruels et méchants. « Ne vous fiez pas aux apparences, me dit l'une des deux dames, la guerre des sexes couve à tous les coins de... patio. » Mais se joue sur fond de tradition musulmane : des hommes « largués » et des femmes qui rejettent la tradition, sauf en apparence ou par intérêt. Aucune démarche réfléchie et militante d'émancipation à l'occidentale, plutôt une sorte de liberté vertigineuse, une soif d'exister qui fait des Marocaines des candidates au « vivre à tout prix ». Et la nouvelle Moudawana ? « Nous avons désormais droit à la maison... que les maris vendent avant le divorce ! Ils jouent aussi de la pression familiale pour éviter le divorce, ne pas rester monogame, ne pas nous ficher la paix ! »

Il faut compter sur l'acceptation de ces réformes par les hommes, sur l'information des paysannes du fin fond du royaume et l'impartialité des juges. En attendant, les hommes ne semblent jamais à court de ruses. Les femmes non plus : un flou fait de « demi-lois » et de « demi-volonté » de s'émanciper, voilà le harem marocain que je peine à comprendre. « C'est normal, vous êtes tunisienne, Bourguiba vous a enlevé vos traditions ! » m'avance un journaliste.

Encore une contradiction qui me frappe : l'étrange décalage entre l'image d'authenticité que le Maroc soutient et le discours d'ouverture qu'il affiche. Lors des Rencontres de Fès organisées en marge du festival, je suis frappée par la liberté de ton des Israéliens invités qui peuvent appeler - sans se faire siffler - à « combattre l'altermondialisme parce qu'il est anti-israélien et antiaméricain ». Certains entonnent le Chant de Jérusalem, ce qui ne choque que Leïla Shahid, déléguée générale de la Palestine en France, de passage au festival. Jamais je n'avais été témoin d'une telle ouverture à l'égard d'Israël en terre arabe. « La meilleure façon de couper l'herbe sous le pied aux islamistes », m'explique ma voisine. « Mais ils ne semblent pas présents. » Elle me réplique : « Justement, il faut aller vers eux », bien que « ce genre de manifestation puisse produire l'effet contraire et nourrir leur hargne ».

Je vacille d'un excès à l'autre, de l'image du pays le plus authentique à celui de la nation la plus libérale, du Maroc « ancien, aux racines lointaines », à celui du Forum du « dialogue des cultures ». J'essaie de faire le lien entre le pays du 16 mai, les Marocains impliqués dans les attentats de Madrid, et celui dans lequel l'islam soufi a pignon sur rue ; le pays où l'islamisme couve dangereusement, mais où fleurissent les formules telles que : « entente spirituelle », « ouverture à d'autres traditions », « nuits de l'amour et du pardon », ayant pour cadre les Rencontres des trois religions ou le Festival des musiques sacrées, ayant pour lieux Fès : « Mecque de la communion culturelle » ; Tanger : « ville des échanges » ; Casa : la cité où on est « citoyen du monde » ; Marrakech : où affluent tous les week-ends les étrangers comme s'ils rentraient chez eux.

Avant de partir, j'ai assisté à un dernier spectacle au musée Batha. Il s'est terminé par une messe ou juifs et musulmans se sont donné la main et ont prié en ronde.

Dans l'avion du retour, la même question me trottait dans la tête : le Maroc, est-ce l'Inde du monde arabe, pacifiste et ouverte ? Le Japon, acquis au libéralisme sans renier sa culture ? L'ancienne Grèce, celle du cheval de Troie, introduisant, en l'occurrence, le programme du Grand Moyen-Orient de George Bush en terre d'islam ?

FAWZIA ZOUARI
Source : Jeune Afrique

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